Les émotions sont l’essence même des êtres sensibles, humains et animaux. Elles nous submergent parfois, elles nous anéantissent ou nous élèvent souvent, mais toujours, elles nous meuvent et nous animent, depuis notre premier jusqu’à notre dernier souffle. Elles sont un langage universel qu’il est important de comprendre, pour cheminer vers son harmonie et vers son humanité.
Je me souviens d’un soir d’automne où je me promenais sur les crêtes des Monts du Cantal. Le ciel était or, limpide, pur de la moindre intrusion nébuleuse. Le soleil disparaissait lentement derrière l’horizon. Il teintait les montagnes et les forêts de rouge et de jaune, qui se mêlaient au vert des collines, et sublimait ce décor de sa lumière singulière.
Mon organisme tout entier a témoigné de son émerveillement par des manifestations physiques puissantes : chair de poule, larmes aux yeux, gorge nouée, mains moites, impossibilité de bouger. J’étais profondément émue.
Einstein a dit : « Celui qui n’a jamais connu l’émotion, ses yeux sont fermés ». Ce soir-là, mes yeux étaient grand ouverts, esquissant un subtil chemin vers mon âme…
L’émotion est une composante intrinsèque des êtres sensibles, des animaux humains et non-humains pour reprendre les termes chers à Darwin. Elle pourrait se définir comme « une expérience psychologique complexe et intense, avec un début brutal et une durée relativement brève, de l’état d’esprit d’un individu lié à des stimuli internes et externes ». L’homme, soumis à un contexte particulier, va réagir avec émotion à une situation inattendue et soudaine ; il va être le siège de manifestations psychologiques plus ou moins conscientes, plus ou moins contrôlées, et de stigmates corporels propres aux circonstances et à ce qu’il est.
Darwin a largement étudié les émotions à travers ses travaux d’éthologue et de naturaliste. Il en définit six, universelles et intemporelles, qu’il a pu observer à travers les âges, à travers les cultures et même à travers les espèces. Il s’agit de la joie, de la peur, de la tristesse, du dégoût, de la colère, de la surprise.
L’une des formes d’expression de l’amour dans son sens le plus large est la joie. L’amour correspond à la connexion à l’autre et au monde qui nous entoure, mais aussi à la connexion de sa conscience à son être profond. Lorsqu’on est dans l’Amour, chaque parcelle de soi est connectée au Tout, et on exprime de la joie.
La peur, quant à elle, est le contraire de l’amour. Elle correspond à une déconnexion de soi avec son essence profonde. Il n’y a plus de lien avec l’autre, ni avec le monde environnant et sécurisant, ce qui engendre une sensation de vide, de solitude et de grande angoisse. L’âme de celui qui a peur se terre au fond de son être et s’enferme dans un isolement déstructurant.
L’amour et la peur sont donc des sentiments contraires qui définissent l’être sensible, et qui vont édifier chez lui, tout au long de sa vie, en fonction de sa culture, de sa personnalité, ou encore du contexte, des émotions de différentes natures. Elles sont les deux émotions « primaires » qui, mixées comme les couleurs de l’arc-en-ciel, constituent toutes les teintes du spectre lumineux et vont en se mêlant, peindre toutes les nuances de l’âme.
Les autres émotions décrites par Darwin sont un subtil mélange d’amour et de peur, instillés sur l’individu dans des proportions différentes et perçues par celui-ci selon les caractères intimes qui le définissent, selon sa culture, mais aussi selon les paramètres extérieurs qui l’entourent. La psyché de chacun réagit singulièrement à des stimuli externes, en fonction de ses caractères internes.
Charles Darwin explique dans son ouvrage « L’expression des émotions chez l’homme et les animaux » que les émotions ont une nature universelle, et se manifestent par un ensemble d’expressions faciales, de gestuelles et de postures propres à l’émotion exprimée et à l’espèce qui l’exprime.
Ainsi, la colère, la surprise, ou n’importe quelle autre émotion est éprouvée par l’être sensible de façon personnelle et particulière, mais sa forme d’expression présente néanmoins des similitudes, quelle que soit l’ethnie, la culture, ou l’individu. Chaque émotion présente des éléments corrélatifs observables qui la définissent. Le dégout, par exemple, se dessine sur un visage et s’exprime à travers un langage corporel clair et identifiable par le groupe. Il en est de même pour toutes les émotions décrites par le naturaliste.
Les émotions ont donc un caractère universel, comme il a pu les observer et en décrire leurs caractères communs au sein de plusieurs sociétés aux coutumes très diverses, mais aussi au sein d’un large spectre d’espèces animales.
Le sociologue Goleman s’est alors interrogé sur la fonction des émotions et sur leur utilité au sein du groupe. Il a pu remarquer que l’expression d’une émotion permet à l’autre de connaitre l’état d’âme d’un individu dans une situation donnée. Elle permet ainsi de renseigner le groupe sur la nature des sentiments des uns et des autres, et donc de se positionner au sein de ce groupe, ou de situer l’autre dans un contexte précis.
Cette prise de conscience et cette appréhension de l’état émotionnel des individus contribue à une meilleure adaptabilité de chacun dans la vie communautaire. Chacun apprend à mieux se connaitre, à identifier ses besoins, les besoins de l’autre, et ainsi à les satisfaire au plus près de leurs vérités. Les émotions et leurs différentes formes d’expression permettent ainsi de développer des relations harmonieuses et équilibrées au sein du groupe.
Des études menées par des éthologues et des sociologues montrent que les émotions partagées scellent également des liens précieux et puissants entre les gens. Lors d’expériences traumatisantes comme les attentats ou les catastrophes naturelles, les victimes nouent des relations très fortes entre elles, unies dans leur chair par cette souffrance commune, par ces émotions vives qui raisonnent à l’unisson les unes des autres.
Ainsi, l’expression d’une émotion facilite notre adaptation à l’environnement, notre coexistence et notre survie. Les émotions améliorent donc notre qualité de vie et notre bien-être, à condition bien sûr qu’elles soient conscientisées, acceptées et exprimées.
Etymologiquement, « émotion » contient le préfixe « e » qui signifie aller vers l’extérieur, et la racine « motion » qui traduit la notion de mouvement. L’émotion est donc une énergie qui prend naissance à l’intérieur de soi et qui est destinée à en sortir, à être expulsée. Cette énergie provoque des réactions internes vives, comme nous l’avons déjà certainement tous éprouvé, et se diffuse sur notre entourage.
Pour que nous puissions vivre en harmonie avec nous-mêmes et avec les autres, nous devons donc laisser exprimer nos émotions. Pourtant, notre culture et notre éducation nous réfrènent avec ardeur dans cet exercice. Combien de fois n’avons-nous pas entendu, lu, appris qu’il ne faut pas pleurer, qu’il ne faut pas avoir peur, qu’il ne faut pas rougir ? Pourquoi cela ?
Parce que l’illusion est élégante ? Parce que le déni nous rend plus fort ? Parce que l’absence d’affect est une forteresse invincible qui nous protège ?
Je ne le crois pas.
Les grandes figures de ce monde, les dirigeants des grandes nations, des grandes entreprises, ne nous laissent jamais entrevoir leurs émotions. Comme s’ils avaient peur de se mettre à nu, de se dévoiler et ainsi de révéler leur faiblesse. Ils ont appris qu’être digne signifiait de rien laisser échapper d’eux-mêmes. Mais est-ce vraiment cela la dignité ?
Là encore, je ne le crois pas. Être digne ne serait-il pas plutôt être soi-même, profondément ? Cette puissante énergie émotionnelle qui nait de nos entrailles, qui nous parle et vibre en nous, ne doit donc pas être niée ; elle doit être évacuée, excrétée de notre corps.
Lavoisier a dit : « Dans l’univers, rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme ». Si cette énergie reste dans notre organisme, si elle n’est pas exprimée, elle va alors s’amasser, s’accumuler dans nos organes, se transformer et en altérer le bon fonctionnement. Si cette énergie stagne en nous, elle va devenir négative, nocive et génératrice de troubles profonds. Ainsi, à terme, un organe qui va stocker ce type d’énergie néfaste va se mettre à dysfonctionner et à exprimer une maladie.
N’oublions pas que le « mal-a-dit ».
Des émotions refoulées, contenues, niées se traduisent par des maux spécifiques relatifs à l’organe récepteur de cette émotion. Par exemple, la peur non exprimée va s’accumuler dans les reins, la colère étouffée va charger le foie en mauvaise énergie, l’inquiétude chronique va affecter l’estomac.
D’ailleurs, de nombreuses expressions consacrées énoncent clairement ces dommages. Nous entendons souvent dire « j’en ai plein de dos » lorsque des lombalgies chroniques traduisent un sentiment d’impuissance à porter tout le poids de sa vie ; ou encore « tu me pompes l’air » lorsque l’appareil respiratoire dysfonctionne, englouti sous la sensation de manque de liberté ou d’oppression. Nous pouvons aussi avoir des genoux fragilisés lorsque le « je » ne parvient pas à s’harmoniser avec le « nous », (je-nous) lorsque nous avons du mal à trouver notre juste place parmi les autres.
Il est donc important pour chacun de laisser s’exprimer ses émotions. Pourtant, nous essayons toujours avec ardeur de nous délester de notre colère lorsqu’elle nous submerge, de notre jalousie, de notre dégoût, et de toutes les émotions « négatives » qui affleurent à notre conscience.
Jean-Paul Sartre a écrit : « Nous appellerons émotion une chute brusque de la conscience dans le magique ». Le philosophe parle de magie pour désigner notre âme. En effet, la magie opère lorsque « l’âme-agit ».
L’émotion serait alors un message, une réponse brutale, parvenue à notre conscience, que nous enverrait notre âme, notre part divine connectée à notre vérité, mais que notre culture, notre morale, notre ego nous masquent.
Les émotions sont la voix de notre âme qui parle à notre conscience, lui indiquant ce qui est bon pour nous (et exprime la joie) ou ce qui ne l’est pas (et nous procure peur, dégout, colère etc…). Elles permettent à notre esprit, à notre mental trop souvent coupé de notre essence profonde, de cheminer vers notre secret, vers notre substantifique moëlle.
Les émotions sont les messagères de notre conscience. Elles nous informent sur la perception qu’en a notre monde intérieur du monde qui nous entoure. Ainsi, écouter nos émotions, les comprendre, les accepter semble indispensable pour cheminer vers notre vérité. Elles tracent un chemin vers notre âme, vers notre « magie ».
Mais accepter nos émotions, nos passions, ne signifie pas ne pas les vaincre. Notre colère, notre tristesse, notre mépris pourront être vaincus lorsqu’on les aura entendus, analysés, compris, et que l’on pourra ainsi les évacuer de façon juste et bienveillante.
Accepter une émotion telle que la colère, le mépris, le dégout, ne veut pas dire la laisser s’exprimer librement, anarchiquement, en bafouant l’autre dans son intégrité. Il n’est pas question de nier l’autre dans cette expérience. Extérioriser une émotion vive, l’exprimer avec justesse, est une tâche laborieuse et difficile qui doit être menée avec bienveillance envers soi-même et envers les autres.
Chacun, selon ses besoins intimes, selon ce qui l’anime et le nourrit, peut trouver, par la parole, par l’expression artistique, par le sport, par le rire, ou par un tout autre moyen, celui qui est le plus proche de lui pour évacuer ses émotions, et s’approprier ainsi pleinement l’incommensurable message qu’elles lui livrent.
Texte rédigé par Emmanuelle Salesse.